Latin terminale : Tibulle et la nostalgie de l’âge d’or (Élégies I, 3, v. 35-56)

Remarque préalable : Ce texte est étudié dans le cadre de la première séquence de l’année de Terminale intitulée « Âge d’or et décadence » et qui comporte trois textes.

Les éléments ci-dessous sont des outils de révision pour l’épreuve facultative de latin au baccalauréat (épreuve orale).

matisse
La joie de vivre par Henri Matisse, 1905 Huile sur toile, 174 x 238, Fondation Barnes, Pennsylvanie

Texte : Tibulle, Élégies, I, 3, v. 35-56

Quam bene Saturno vivebant rege, priusquam

tellus in longas est patefacta vias !

Nondum caeruleas pinus contempserat undas,

effusum ventis praebueratque sinum,

nec vagus ignotis repetens compendia terris

presserat externa navita merce ratem.

Illo non validus subiit juga tempore taurus,

non domito frenos ore momordit equus,

non domus ulla fores habuit, non fixus in agris,

qui regeret certis finibus arva, lapis ;

ipsae mella dabant quercus, ultroque ferebant

obvia securis ubera lactis oves.

non acies, non ira fuit, non bella, nec ensem

immiti saevus duxerat arte faber.

Nunc Iove sub domino caedes et vulnera semper,

nunc mare, nunc leti mille repente viae.

Parce, pater : timidum non me perjuria terrent,

non dicta in sanctos impia verba deos.

Quod si fatales jam nunc explevimus annos,

fac lapis inscriptis stet super ossa notis :

« Hic jacet immiti consumptus morte Tibullus,

Messallam terra dum sequiturque mari. »

 

Traduction en juxtalinéaire

Quam bene vivebant

Saturno rege

priusquam tellus est patefacta

in longas vias !

Nondum pinus contempserat

caeruleas undas,

ventis praebueratque

sinum effusum ,

nec vagus navita

repetens compendia

ignotis terris

presserat ratem

externa merce.

Illo tempore

validus taurus

non subiit juga,

equus non momordit frenos

domito ore,

non domus ulla

fores habuit

non lapis fixus in agris,

qui regeret arva

certis finibus,

ipsae quercus mella dabant

ultroque

oves ferebant

ubera lactis

obvia securis

non acies fuit,

non ira,

non bella,

nec saevus faber ensem duxerat

immiti arte.

Nunc sub Iove domino

caedes et vulnera semper,

nunc mare,

nunc repente

leti mille viae.

Parce, pater :

perjuria non terrent

me timidum,

non verba impia

dicta in sanctos deos.

Quod si jam nunc

explevimus fatales annos,

fac

lapis stet super ossa

inscriptis notis :

« Hic jacet Tibullus

consumptus immiti morte,

dum Messallam sequitur

terra marique. »

Comme ils vivaient bien

sous le roi Saturne

avant que la terre ne soit ouverte

sur de longues routes !

Le pin n’avait pas encore méprisé

les ondes céruléennes

et n’avait pas encore offert aux vents

sa courbe déployée,

et le marin errant

recherchant des marchandises

sur des terres inconnues

n’avait pas chargé son navire

avec une marchandise étrangère.

À cette époque

le taureau vigoureux

ne subit pas le joug,

le cheval ne mordit pas les freins

de sa bouche domptée

aucune maison

n’eut de portes

pas de pierre fixée dans les champs

afin de régler les champs

par des limites sûres

les chênes donnaient d’eux-mêmes du miel

et spontanément

les brebis portaient

des mamelles de lait

à portée de main des (hommes) exempts de soucis,

il n’y avait pas d’armée

pas de colère,

pas de guerres,

et le cruel forgeron n’avait pas conduit son épée

de son art inhumain

Maintenant, Jupiter étant le maître

(il y a) toujours des meurtres et des blessures

maintenant la mer

maintenant soudainement

mille chemins de mort.

Épargne (-moi), père

les parjures ne terrorisent pas

moi craintif,

ce ne sont pas des paroles impies

dites contre les dieux sacrés.

Et si déjà maintenant

nous avons rempli les années fixées par le destin

fais en sorte que

soit dressée sur nos os

avec ces mots inscrits :

« Ci gît Tibulle

consumé par une mort cruelle,

pendant qu’il suivait Messala

et sur terre et sur mer. »

Commentaire

Introduction

[Présentation de l’auteur et du texte]

Tibulle est un poète du Ier siècle av. J-C (vers 54/50 av. – 19/18av). Contemporain d’Auguste, il faisait partie du même cercle qu’Horace sous la protection de Messalla, homme de guerre proche de l’empereur. Au cours d’une campagne militaire en Orient, où il accompagne son protecteur, il tombe grièvement malade sur l’île de Corfou : il exprime alors dans cette élégie sa peur de la mort et y fustige les vices de ses contemporains qui l’ont amené à cette situation.

[Lecture des vers à traduire puis traduction par groupes de mots]

[Annonce de la problématique et des axes] Si Tibulle évoque ici le topos de l’âge d’or, qui rencontra un grand succès chez les poètes de son époque, il le fait avant tout pour fustiger les mœurs contemporaines qui l’ont amené à cette situation. Nous chercherons à montrer dans cet exposé comment Tibulle utilise ici le topos de l’âge d’or comme cadre à une plainte toute personnelle entre critique des mœurs contemporaine et crainte de la mort.

I./ Une évocation de l’âge d’or

1./ Définition de l’âge d’or

* Rappel de ce qu’est l’âge d’or. Mythe apparu chez les Grecs, 1er témoignage avec Hésiode. Thème repris chez les Romains et rencontre un grand succès chez les poètes augustéens. A déjà été traité par Virgile (dans les Géorgiques et les Bucoliques) et sera encore repris par Ovide par exemple.

* Si Tibulle n’emploie pas l’expression aurea aetas, il y fait clairement allusion en mentionnant le règne de Saturne (Saturno rege / ablatif absolu). Cronos, équivalent grec de Saturne, est bien le dieu de l’âge d’or chez les Grecs. On notera cependant que Saturne est aussi chez les Romains un dieu agraire.

2./ Un temps éloigné

* Illo tempore : l’adjectif démonstratif « illud » sert à désigner un monde éloigné mais a aussi une valeur laudative.

* Les temps du passé : imparfait (vivebant, dabant, ferebant), plus-que-parfait (contempserat, praebuerat, presserat, duxerat) et parfait (subiit, momordit, habuit, fuit).

3./ Un monde sans contraintes

Une nature agréable : on remarquera les balancements qui donnent un rythme serein avec des coupes (cf. scansion) mettant en évidence les couples noms / adjectifs (longas / vias, caeruleas / undas, ignotis / terris, validus / taurus, etc) : tout est harmonieux.

Aucune limite : pas de bornes ni de portes : non domus ulla fores habuit / non fixus in agris, qui regeret certis finibus arva, lapis. Pas de propriété. Il est possible que Tibulle fasse allusion ici aux spoliations qui avaient eu lieu de propriétaires au profit des vétérans de l’armée d’Octave (connues notamment par les plaintes de Virgile dans la première bucolique).

Pas de contraintes sur les animaux ni sur la mer. Les animaux ne sont pas domestiqués (non domito ore) pas de joug qui contraint (non subiit juga taurus), pas de freins qui retiennent (non frenos momordit equus) la mer n’est pas méprisée (pinus non contempserat caeruleas undas) par le navire.

Une nature généreuse et abondante :

ipsae mella dabant quercus, ultroque ferebant / obvia securis ubera lactis oves. La nature produit spontanément, d’elle-même de quoi se nourrir : miel, lait.

Mots qui insistent sur la spontanéité (ipsae, ultro)

Des hommes sans soucis : pas besoin de travailler et pas besoin de bouger → sont securis.

Un monde paisible : Ils peuvent vivre dans l’oisiveté et la paix. Absence de guerre avec une insistance sur le non répété 4 fois au vers 47 : apothéose de cette description. Avec accumulation des termes renvoyant à la guerre (champ lexical) : acies / ira / bella / ensem.

Transition : C’est ici une description au négatif (Nondum, nec, non (avec répétitions v. 7, 8 et 9) et répétitions encore avec forte insistance au vers 13.) En faisant une peinture à la forme négative de l’âge d’or, c’est en réalité une peinture de son époque que nous propose Tibulle. Et cette peinture se veut critique. Cette description de l’âge d’or sert à annoncer l’âge de fer, le monde présent et les malheurs personnels de Tibulle.

II. Une élégie aux accents moralistes

1./ L’âge de fer : une peinture traditionnelle

– Les v 13 et 14 annonçaient déjà le passage à l’âge de fer avec la mention du faber (forgeron) qui forge l’épée (ensem).

– Cette fois encore Tibulle ne mentionne pas l’âge de fer par l’expression ferrea aetas mais la référence à Jupiter est claire (Iove sub domino) et répond à la référence à Saturne plus haut.

Nunc / nunc (v. 15)  : anaphore expressive et indignée. L’âge de fer est dans la tradition l’âge dans lequel nous vivons. On a l’impression que tout ce qui précède ne servait qu’à arriver à ce nunc.

2./ Une critique des mœurs de ses contemporains

– Premier sens de ce nunc → à notre époque.

Tibulle prend ici une dimension de moraliste : cette évocation de l’âge d’or lui permet de fustiger les défauts de ses contemporains comme le fera Ovide lui aussi.

Cette critique du monde présent en décadence par rapport à un passé idéalisé est habituelle à Rome (c’est l’objet de cette séquence). On pense un peu à la critique « o tempora o mores » de Cicéron (Catilinaires).

– Au premier rang de ces défauts : la volonté de profit On voit ici une critique de la cupidité et de la recherche du profit : préfixe re- dans repetens (qui cherche encore et encore) et la force du verbe premere (pressit) : le marin surcharge sa cale.

Mais Tibulle fustige aussi la technique qui a entraîné l’orgueil : contempserat → mépris du navire sur la mer.

– Critique de la guerre : après le champ lexical de la guerre au v. 13, c’est le champ lexical de la mort / violence aux v. 15/16 (caedes / vulnera / leti).

– On retrouve ici les valeurs ou plutôt antivaleurs traditionnelles de l’élégie : le refus de la guerre, le goût pour l’oisiveté et l’inertie (cf. inertia, pauperta, infamia). C’est la guerre et la recherche du profit qui ont entraîné Tibulle dans cette situation.

3./ Des craintes personnelles : la plainte élégiaque

– Ce poème est donc avant tout une élégie : l’élégie se définit par l’emploi d’un vers (le distique élégiaque comme c’est le cas ici) mais aussi par son thème : la plainte.

Il faut donner un second sens au nunc qui renvoie à la situation personnelle de Tibulle au moment où il s’exprime (et pas seulement son époque).

Rappelons qu’à ce moment Tibulle est cloué par la maladie, retenu sur l’île de Corfou alors qu’il accompagnait son protecteur Messalla dans une campagne militaire en Orient. Il craint de mourir et de ne jamais revoir sa maîtresse, Délie (sujet principal de ses élégies).

Dès lors les critiques du voyage (et du voyage en mer), de la guerre, et cet éloge de l’inertie prend une dimension personnelle et autobiographique.

– Peur de la mort : prière à Jupiter invoqué par pater. Nécessaire après une telle critique de l’âge de fer. Nie toute volonté de blasphème.

Évoque sa mort peut-être imminente : si fatales jam nunc explevimus annos.

Mention de la pierre tombale : mais en parfaite adéquation avec la démonstration précédente.

lapis (pierre tombale qui rappelle lapis du v. 10, pierre qui marque les limites des champs).

immiti (cruauté de sa mort mais qui rappelle la cruauté de l’art du forgeron du v. 14 immiti arte)

terra et mari qui rappellent aussi les chemins qui ouvrent la terre du v. 2 (tellus) et les eaux méprisées du v. 3, undas).

Il faut souligner l’aspect pathétique (registre élégiaque) de cette mise en scène où le poète commente sa propre mort et évoque sa propre épitaphe. La dimension autobiographique est évidente avec le Tibullus et la référence à Messalla.

Conclusion : Tibulle développe ici le topos de l’âge d’or, très à la mode à son époque, et qu’il utilise lui-même une nouvelle fois dans la dixième élégie de ce livre (probablement antérieure d’ailleurs). Cependant il parvient à lui donner des accents originaux et personnels, en adéquation avec le registre élégiaque de son œuvre.

On peut citer d’autres exemples de reprise du topos de l’âge d’or pour montrer que chaque poète a su lui donner des accents personnels (par exemple Virgile étudié en texte 2).

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